Chaque miel est particulier en bouche. Le miel de lavande, par exemple, a un goût raffiné et fruité, tandis que le miel de sapin est doux et offre des notes de noisette, voire de pain grillé. Et puis il y a le miel sauvage issu des montagnes de Kaçkar, un massif montagneux perdu au nord-est de la Turquie. Il s'agit, dit-on, d'un miel quasi miraculeux, au goût plus qu'exceptionnel, mais dont la production et la récolte se font au prix d'efforts si importants qu'il est aujourd'hui considéré comme étant le miel le plus cher du monde.
Un miel qui se mérite
Il faut se lever tôt pour découvrir les ruches des monts Kaçkar. Dans cette région isolée de la mer Noire, au nord-est de la Turquie, elles sont coincées par 2 800 mètres d'altitude, dans une région sauvage uniquement accessible après une randonnée que ne renieraient pas les sportifs les plus chevronnés. Les ruches les plus rustiques et les plus précieuses se trouvent même encore plus loin, là où il faut 8 heures de marche pour les rejoindre depuis un village pourtant déjà bien reculé. Pour faire le périple, la volonté doit alors aller de pair avec le courage, vu la quantité d'ours fréquentant le labyrinthe sylvestre qu'y devient la forêt.
Les hameaux sont rares si loin dans les montagnes. Ils sont habités par les Lazes, un peuple caucasien qui vit dans cette région escarpée depuis le 14e siècle. On s'en doute un peu, mais les montagnes de Kaçkar sont une terre quasiment hors du temps et les traditions d'un autre âge y rythment encore le quotidien. C'est ainsi que les Lazes ont réussi à garder vivantes des techniques d'apiculture ancestrales, faisant un miel de qualité qui concentre tous les bienfaits que peut prodiguer la nature qui les entoure. Ils élèvent leurs abeilles (des apis mellifera caucasica ou abeilles caucasiennes) dans des tonneaux de bois, quand ce n'est tout simplement pas dans un tronc de tilleul vide. Ils les suspendent ensuite dans de très hauts arbres, dans une grotte, ou carrément à flanc de falaise.
Dans un tel environnement, le miel se charge naturellement de minéraux et vieillit en se bonifiant, comme le ferait un bon vin. Les placer ainsi en hauteur permet également de les mettre hors de portée des ours cités plus hauts. Il faut dire que les apiculteurs sont très bien au fait de la valeur de leur précieux miel et, avec un prix de vente qui peut atteindre les 75 000 euros le kilo (c'est, plus ou moins, 3 000 euros plus cher qu'un kilo d'or), il serait dommage d'en perdre la moindre goutte. Soulignons par ailleurs que si les producteurs de miel du Kaçkar sont le plus souvent armés, ce n'est pas seulement à cause des animaux…
Les montagnes du Kaçkar / Photo : Muhur
Une rareté qui se monnaie
Le savoir-faire et l'application quasi monacale à déployer pour produire le miel du Kaçkar ne justifient pas à eux seuls le prix indécent à débourser pour y goûter. Il faut comprendre que les montagnes de Kaçkar sont un environnement hostile et que les abeilles caucasiennes ont beau s'être adaptées au rude climat en altitude, elles ont fort à faire entre les températures hivernales et les pluies diluviennes. Il se murmure ainsi qu'il leur faut visiter pas moins de 14 millions de fleurs pour récolter de quoi fabriquer un petit kilogramme du précieux miel.
Avec de telles conditions climatiques également, la survie des butineuses est un problème. Un soudain coup de froid peut avoir de désastreuses conséquences sur une colonie et la mettre en veille pendant un bon moment. Certes, il existe une solution, une pratique courante quoique tue dans le milieu apicole, qui est de donner du sucre aux abeilles. Cela a pour effet de stimuler la colonie en lui faisant croire qu'il y a de la nourriture à volonté et, surtout, cela lui fait faire du miel dans le seul but d'engranger des bénéfices en réduisant les coûts. Sauf que le miel produit avec un tel procédé est loin de contenir les mêmes éléments qu'un vrai. C'est donc une pratique qu'abhorrent les Lazes, des puristes qui ont élevé l'apiculture au rang d'art de vivre et qui ont assez de respect pour leurs abeilles pour laisser faire la nature, aussi cruelle puisse-t-elle devenir.
Seulement voilà, toutes ces particularités de l'apiculture dans les monts Kaçkar ont une conséquence somme toute logique : une production annuelle qui traîne des pieds. Ainsi, c'est à peine si ce sont 10 kilos de miel qui sortent chaque année des ruches d'un apiculteur laze, une rareté qui tire les prix vers le haut et avec laquelle, il faut bien l'avouer, les producteurs lazes savent très bien jouer. Car il faut aussi savoir une chose sur leur miel, c'est qu'il est à la fois délicieux et… dangereux !
Le nectar des dieux qui rend fou
Être rare et difficile à produire ne fait pas automatiquement d'un miel un produit désirable. Il faut aussi pour cela réussir le test du goût afin de susciter la demande, une chose que le miel turc des monts Kaçkar réussit haut la main : son goût est tout simplement exquis ! Derrière un aspect sirupeux et une robe variant du rouge palissandre au doré lumineux, le miel le plus cher du monde cache ainsi une saveur qui prend aux tripes avant de descendre au cœur. Ceux qui ont eu la chance de le goûter le décrivent comme velouté en bouche, réellement exquis et intensément floral. Une seule cuillerée enroberait le palais d'une myriade de nuances divines, allant de notes de vanille et de cacao à celles de mélasse et de fumée, avec un petit je-ne-sais-quoi de piquant, comme la longueur en bouche que laisserait un bon whisky dans le palais.
Cette violente, mais non moins subtile explosion en bouche, le miel du Kaçkar le doit aux plantes que les abeilles butinent dans les montagnes. Il s'agit de lauriers-cerises, de myrtilles sauvages et d'une foule d'autres plantes que compte l'incroyable biodiversité du Kaçkar. Principalement toutefois, les abeilles y récoltent du nectar de Rhododendron pontique, une plante aux jolies fleurs violettes et à la floraison exubérante qui, dans les vallées sombres et humides du Kaçkar, forme une végétation dense et abondante pour le plus grand bonheur des butineuses. Si l'association d'une grande variété de pollens et de nectars apporte ainsi au miel sa singularité, ce serait au Rhododendron pontique qu'il doit sa présence en bouche, sa force et ses vertus.
Il faut dire que cette plante est connue localement pour ses propriétés médicinales et surtout, dans le monde entier, pour ses propriétés hallucinogènes. Cette caractéristique, elle la doit à la grayanotoxine, une substance qui sur-stimule le système nerveux et qu'elle contient en grande quantité. Trop consommer de miel du Kaçkar peut donc vous laisser « partir avec les fées » comme on dit dans la région, comprenez, être totalement ivre, voire halluciner comme sous l'effet d'un psychotrope. Une raison de plus, s'il en fallait, de titiller la demande en même temps que la curiosité, même si en abuser peut, à ce qu'on raconte, rendre fou.
Les bienfaits du miel du Kaçkar
Le miel en général est connu pour ses bienfaits sur la santé. Il apporte divers oligoéléments au corps ainsi que des antioxydants, et le miel de Kaçkar ne fait pas exception. Polyphénols, flavonoïdes, proline, ainsi que plusieurs minéraux essentiels tels que le fer, le calcium et le potassium, ce miel limite le stress oxydatif des cellules, aide à la minéralisation osseuse et dentaire, et entretient les fonctions nerveuses et cardiaques.
En complément, on soupçonne ce miel turc d'avoir un effet positif sur le système immunitaire en le renforçant, d'aider à soulager les maux de tête ainsi qu'à combattre les infections des voies respiratoires supérieures. De même, il régulerait la circulation sanguine et aurait même des vertus potentiellement anticancérigènes. Ces dernières allégations demandent cependant plus de recherches pour être confirmées, mais en sachant que le miel possède naturellement des propriétés antimicrobienne, anti-inflammatoire et cicatrisante, il est clair qu'inclure une cuillère de miel du Kaçkar dans sa routine quotidienne ne peut pas faire de mal. C'est d'ailleurs un principe que les Lazes ont compris depuis des siècles et cette seule routine explique, selon eux, pourquoi leur communauté compte autant de nonagénaires actifs et en parfaite santé.
À l'heure actuelle, le miel des montagnes de Kaçkar est commercialisé sous deux marques différentes nommées "Elvish" et "Centauri", elles-mêmes se déclinant en gammes aux goûts et millésimes différents. Ce ne sont pas à proprement parler le même miel vu que les méthodes d'élevage et de récolte diffèrent, de même que les inévitables secrets de fabrication qui sont propres à chaque marque. Mais elles ont en commun le respect de la nature et des abeilles, la rareté de leur miel et le montant faramineux qu'il faut débourser pour avoir le privilège d'y goûter. Comptez ainsi plus de 1 000 euros pour mettre la main sur un flacon de 150 ml, et ce, peu importe la marque que vous viserez.